Quand on aborde le sujet de l'économie dans les milieux agricoles, on se plaint rapidement de prix trop bas. Il vaut donc la peine de réfléchir à des démarches en vue d'un système économique durable et équitable et de commencer à les mettre en place.
L'économie est déroutante et opaque.
Les valeurs et les prix ont souvent peu à voir les uns avec les autres. Un exemple : Sur notre ferme, le chemin qui mène au pâturage traverse la route du village. Quand nous sortons le troupeau, les voitures devront attendre. Un voisin avec son Audi A8 est particulièrement impatient. Le temps que les 25 vaches passent, il a presque explosé et son démarrage rapide signifie : " Je n'ai pas le temps pour le folklore, parce que je suis en route pour traiter de très grands affaires.
Mesuré en termes de valeur, il a raison : les vaches valent 50 000 francs toutes ensemble, sa voiture facilement beaucoup plus. Comment se fait-il qu'un troupeau de vaches, colonne vertébrale d'une ferme biodynamique, ait moins de valeur qu'une voiture de série ? D'un autre côté, je suis surpris qu'une nouvelle imprimante quatre couleurs pour le bureau ne coûte que le prix de deux meules de fromage.
C'est tout sauf facile de discerner la vie économique. Les interactions sont si multiples qu'elles exigent la formation d’un jugement commun réalisé par de nombreux acteurs afin de réguler quelque peu l'économie. Rudolf Steiner a demandé la création de telles plates-formes et les a appelées associations économiques (à ne pas confondre avec nos associations loi 1901). Cela implique une observation et une adaptation constantes de tous les aspects de la situation économique. L'association ne constitue pas une forme sociale fixe, mais plutôt un principe qui peut être réalisé de différentes manières : petite ou grande, pour un produit ou des industries entières, pour des biens de consommation ou du capital... Il est important d'intégrer le point de vue de l'entreprise individuelle dans la vision globale et d'intégrer la consommation en tant que facteur régulateur en plus de la production et du commerce.
Agriculture et économie du capital
Dans son cours d'économie nationale de 1922 (publié sous le titre Cours d’économie et Séminaires, Ed. EAR), Rudolf Steiner distingue deux types de formation de la valeur économique (W1, W2). Premièrement, le travail est appliqué à la nature (W1), et deuxièmement, le travail est appliqué à l'esprit (W2). La première signifie que seule la transformation de la nature en fonction des besoins crée une valeur économique. La nature elle-même ne fait pas partie de l'économie. C'est exactement ici que l'agriculture se présente comme un transformateur de la nature dans la vie économique. La deuxième est l'organisation du travail. L'esprit de la modernité s'est débarrassé de toutes les normes traditionnelles et religieuses et a organisé la vie professionnelle uniquement en fonction de la rationalité. L'industrie est née, et nous en sommes déjà à la quatrième révolution industrielle, le passage de la numérisation à la robotique. Le capital est créé dans et à travers cette économie basée sur la division du travail.
A long terme, cela conduira à une polarité entre l'agriculture et l'industrie. L'agriculture est basée sur la nature, alors que l'industrie mène vers le capital. La question est donc de savoir comment la vie économique peut fonctionner sans que l'industrie ne supplante complètement l'agriculture ou sans que l'agriculture ne soit complètement industrialisée. Mais pourquoi ne pas rationaliser complètement l'agriculture ? Un regard sur la réalité montre que cela n'est absolument pas possible. D'une part, cela détruit la nature : la mer d'Aral, aujourd'hui asséchée, est un excellent exemple des conséquences d'une production industrielle (coton) planifiée. D'autre part, une telle agriculture produit une alimentation industrielle qui ne peut pas nous nourrir sainement et conduit au contraire, par exemple, à l'obésité et à d'autres maladies de la civilisation.
Zones associatives
L'agriculture a donc tout intérêt à cultiver et à soigner la nature sur laquelle elle repose de manière à pouvoir créer une valeur ajoutée de manière durable et à produire des aliments sains et savoureux. Elle y parvient en s'organisant en unités de production qui fournissent à la société, à partir de leurs propres ressources, des produits en quantité et en qualité raisonnables : le domaine agricole conçu comme un organisme. Ce type de production nécessite une économie adéquate pour introduire ses produits dans le cycle économique. Elle ne peut exister si elle se limite à produire des matières premières anonymes pour les marchés à terme. Elle a besoin d'une économie associative qui l'accueille. En même temps, elle favorise ce type d'activité économique parce qu'elle apporte la base de la nature dans la réalité économique, dans la formation des prix. Une telle création volontaire de zones économiques respectueuses autour d'une ferme ou pour une région entière est ce que nous appelons des zones associatives. Cela signifie que dans le désert de l'économie de marché où nous vivons, nous pouvons créer des zones de protection pour une nouvelle économie associative.
L'agriculture comme ferment vers une économie humaine
Steiner se demande aussi comment la création de valeur des "travailleurs spirituels", des enseignants, des fonctionnaires, etc. peut réellement entrer dans une relation économique avec le travail paysan, qui est la source de nourriture de tous. La réponse est simple : tout le monde doit avoir à manger et cette nourriture vient de la terre. La somme de toutes les valeurs d'une économie doit se baser sur un sol fertile. En termes d'économie mondiale, c'est la somme de la terre cultivée divisée par le nombre de personnes qui vivent sur la terre. La valeur de production d'une telle superficie moyenne par personne, que ce soit pour une ferme ou une économie nationale, peut être déterminée. Ce chiffre, par exemple 5.000 francs de rendement brut agricole par hectare pour la Suisse, est la mesure de toutes les autres valeurs économiques. Quand la valeur totale d'une économie perd sa relation avec cette mesure de base, elle consomme des valeurs qu'elle n'a pas réellement - elle n'est donc pas durable.
Nous pouvons le constater dans l'économie actuelle, qui n'est ni durable ni porteuse d'avenir, mais, au contraire, qui se manifeste le plus clairement dans la surexploitation de la nature. Et cette surexploitation est aussi sociale, culturelle et spirituelle. Elle s’exerce aussi dans d'autres dimensions, seulement moins bien étudiées jusqu’à présent. La dimension écologique est un souci particulier pour nous, agriculteurs, car nous travaillons à l'interface entre l'économie et la nature. Je crois que c'est la raison pour laquelle il existe aujourd'hui une sorte d'hypersensibilité à l'agriculture et à l'alimentation. De nombreuses questions sociales sont, d’une manière ou d’une autre, liées à l'agriculture.
Mais il ne s'agit pas de l'agriculture au sens strict du terme : de nombreuses personnes aujourd'hui sentent que nos valeurs, surtout nos valeurs économiques, sont creuses et dénuées de sens. Ce sentiment de vie désagréable trouve se projette dans l'agriculture. Nous sentons tous que les agriculteurs ont une sorte de fonction de gardiens de la nature, de la Création, de la dimension de l'être qui n'est pas pleinement à notre portée. Cette situation préoccupe et émeut de nombreuses personnes : la vie ne doit pas appartenir à l'économie, mais l'économie doit servir la vie. De ce point de vue, l'agriculture ne doit pas être la victime de l'économie rationalisée, mais au contraire, elle est le lieu social où le déséquilibre devient perceptible. L'agriculture offre la possibilité de faire le point et de se remettre en question, elle offre un miroir à la société économisée à outrance.
Aujourd'hui, l'agriculture va donc au-delà de la culture de la nature pour aller vers la culture de l'organisme social et du comportement économique. L'économie associative et d'autres approches similaires peuvent donner de la mesure et du sens à nos actions économiques. Une gestion prudente qui tient compte du contexte général trouve un terrain particulièrement favorable en agriculture (biologique). Rudolf Steiner a donc demandé à juste titre que l'ensemble de la création de valeur de l'économie soit liée à la capacité de rendement du sol. Une telle économie agricole serait une sorte de modèle pour l'ensemble de l’activité économique. Nous, les agriculteurs, devons non seulement nous plaindre et réclamer de meilleurs prix, mais nous devons surtout développer et donner quelque chose qui pourrait avoir un effet stimulant de ferment sur la société et l'économie.
Auteur
Ueli Hurter, Co-directeur de la Section Agricole Goetheanum Dornach, Hügelweg 59, CH-4143 Dornach, Suisse, landwirtschaft(at)goetheanum.ch
Traduction de Rudi Tillé revue par JM Florin
Le prochain congrès agricole sur le thème de l'agriculture et de l'économie (du 6 au 9 février 2019, au Goetheanum à Dornach, près de Bâle en Suisse) présentera un riche tableau de tels exemples inspirants et encourageants.